Lettre d’intérieur
Bordeaux, le 3 mai 2020.
Cher Augustin,
Chaque jour confiné, je vous écoute. Je ne vous connais pas. Je suis un homme sauvé par les mots et le sourire. Je suis connu de mon amoureuse. De mes enfants. De ma famille. De mes amis aussi. Des mes collègues malgré le télétravail. Pas de quoi en faire take-over sur les réseaux sociaux. Votre voix m’est devenue familière. Ma promenade quotidienne. La magie de la radio. La voix. C’est tout. Sans artifice.
Une vie confinée. Une sémantique nouvelle : « la vie d’après ». Feux d’artifices. La Finance resserrerait les taux. L’Etat redeviendrait providence. Le consommateur agirait en conscience. Redonnerait ses droits à la Nature. Nous ne détournerions plus le regard face à cette femme et cet homme oubliés sur le trottoir. Radeau médusé de nos égrotrips égo tropismes. Non, c’est promis, Et puis, je prends ma « place dans le trafic ». D’influence. Ce jeu de dupe. Scruter mes pieds. Ralentir le pas. Me presser de freiner des quatre faire. Faire mieux. Faire une place. Faire d’Amour. Faire sourire. Un sourire sauve le monde, le saviez-vous Augustin ?
Comme ce matin. Ma journée confinée débutait avec l’impatience d’un peu de ravitaillement. A quelques pas de chez moi. J’arrive. Je sifflote. Le temps est léger. Il fait presque beau à Bordeaux aujourd’hui. Presque. Devant la supérette. Une file indienne. Longue. Tellement épaisse. Ma ville se soviétise. Ironie de l’Histoire. Des hommes. Des femmes. En attente. Masqués jusqu’au cœur. Leurs yeux sur le bitume. Les mines sont grises. Je croise un regard. Par hasard. Ou peut-être un rendez-vous. La dame courbée attend son tour. Cabas agrippé au bras droit. Un foulard beige encadre sa chevelure blanche. Très fifties. Sa génération. Un masque en tartan recouvre son nez trompette. Seul son regard sombre me perçoit. Sans mot, je lui tends un sourire. Une longue seconde. Un silence. Son visage s’éclaire. Nos prunelles printanières se font face. Le sourire appelle le sourire. C’est heureux.
Evidemment, Augustin, je n’ai sauvé personne. J’ai même tracé ma route. Et pourtant. Pourtant, j’ai regardé l’Autre. Sans le juger. En conscience. Avec cette conscience de la réalité. D’une réalité. De ma réalité. Celle de cette longue file d’attente d’un premier week-end de début du mois. Sans vacarme télégénique. Avec cette obsession : ne pas tomber malade. Impérieuse nécessité d’une famille monoparentale. Respecter la distance sociale. Difficile pour moi. J’aime les présences. J’ai consulté le temps ralenti. J’ai compulsé cette possibilité de marcher à durée limitée. Cet étau invisible. Avec cette conscience existentielle : pour ma fin de quarantaine, le confinement m’a privé d’un demi-printemps.
Il m’a offert un élan vers un nouvel été. C’est une bonne nouvelle ! Avec cette idée du « temps qui reste ». Celui du temps de réflexion. Du pas de côté. Du « Less is more ». Du mieux-être. Du mieux pour soi, loin « d’avoir des quantités de choses qui donnent envie d’autre choses ». Sans stoïcisme, sans âpreté. En douceur. En bienveillance. Puis, j’ai interprété : la propagation de ce malin virus nous rappelle à l’ordre. Celui des priorités. Des « Dérisions de nous dérisoires ». De ma chance d’être aimé. De chérir. En sécurités. Intérieure. D’abord. Extérieure ensuite. De ma chance d’aimer « toujours les chansons qui parlent d’amour et d’hirondelles ». Je suis un homme aimé. Confiné. Aimant. Et heureux.
Cyril

Je m’appelle Elise. Je suis auteure et aussi auditrice d’Inter… J’aime beaucoup les lectures des Lettres d’intérieur par Augustin Trapenard. Je sais que les lectures que vous proposez sont celles d’auteurs connus et reconnus. Je n’ai pas de « nom » mais je vous soumets un texte qui me trotte dans la tête depuis un petit moment.
Parce qu’il paraît que peut-être, dans quelques jours, on pourra élargir l’horizon,
Et parce que dans cette temporalité si particulière du confinement, le moment du bilan précède la fin, voici ces quelques mots personnels qui empruntent le « on » …
On s’en souviendra. On se souviendra des kilomètres de chiffres à la radio
Des réveils des premiers jours, hébétés, sidérés, absurdes, puis quand l’habitude prend le dessus, ce qui était incroyable devient la norme, qu’on ne commente même plus
On se souviendra d’avoir éteint la radio
On se souviendra d’avoir gommé des échéances au fur et à mesure
On se souviendra des « On fait quoi aujourd’hui ? »
On se souviendra du plaisir que procurent certains films du passé, exhumés peut-être pour s’extraire du présent
On se souviendra des boums improvisées, du gros son plein les oreilles pour dépasser l’incompréhension
On se souviendra des rendez-vous, des « visio » sous toutes les formes qui remontent le moral et nous laissent un peu sur notre faim
On se souviendra du flot d’info, du flot de messages, du flot d’images
De la nécessité urgente pour beaucoup de « sur communiquer » pour ne pas se retrouver devant ce qu’on ne connaît pas
On se souviendra des appels médiatiques à prendre le temps qu’on ne prend jamais
On se souviendra des claps claps à 20h
De l’école à la maison
Des masques confectionnés n’importe comment
On se souviendra des polémiques sur les claps claps à 20h, des polémiques sur l’école à la maison, des polémiques sur les masques
Parce que tout est inédit et parce que tout était pourtant écrit
D’un en haut qui n’a pas su écouter ce qui se passait en bas
On se souviendra alors de ce qui s’était passé avant, du plus-que-parfait de cette épidémie
Du mépris des services publics
Alors même que, quand « l’économie s’écroule », ce sont ces mêmes services publics qui assurent l’essentiel comme ils peuvent
On se souviendra du fameux « prenez soin de vos proches »
« Nos proches », expression paradoxale
Car à l’heure du confinement, nos proches sont ceux que l’on peut toucher,
Et aussi ceux vers qui volent nos pensées
On se souviendra de l’inquiétude pour les plus seuls
On se souviendra sans doute pour longtemps des dommages collatéraux
On se souviendra aussi qu’on s’est sentis si Proches et si éloignés
De ceux qui souffrent
De ceux qui soignent
Temps du repli propre à l’empathie impuissante
Et ça c’est de l’universel et de l’intime
Et on se souviendra de ces heures passées à se redécouvrir, soi-même, les autres,
A s’aimer
Chanceux d’être ensemble, proches ou lointains.
Elise le 1er mai 2020

Lettre à mes petits élèves
Le mardi 12 mai, je devrais être à l’école…8 semaines après vous avoir quittés dans la sidération et la précipitation.
Je devrais être à l’école et je ne sais pas comment sera alors notre école…Y-aura-t-il des marques blanches tracées devant chaque classe, à 1m de distance pour que vous vous rangiez en rang d’oignons ? Vous qui jusqu’alors entriez en classe librement quand je vous y invitais à la fin de la récréation, sans sonnerie stridente.
Y-aura-t-il une façon de rentrer en classe sans que vous vous croisiez ? Vous qui aviez l’habitude d’aller vous serrez les uns à côté des autres pour qu’on se salue, qu’on se dise bonjour et comment ça va ce matin ?
Et comment vais-je faire quand toi, Léanna, tu vas te précipiter pour te coller à moi en criant « Bonjour maîtresse ! » ? Et Nesma aussi, et Yasmina ? Et Mehdi ? Et Dehya ?… Certains d’entre vous me serrent entre leurs bras à chaque séparation et retrouvailles… 3 ou 4 fois par jour !
Je dois vous apprendre à lire cette année…Comment imaginer vous priver des livres de la classe ? Comment condamner la bibliothèque où vous allez rêver, chercher, regarder, lire ? Comment « lire » sans livre ? Quel sens donner à cet apprentissage fondamental si je vous en interdis son plus beau messager ?
Bien sûr, je vais vous expliquer les gestes barrières et vous envoyer vous laver les mains aussi souvent que nécessaire, bien sûr.
Bien sûr, je vais organiser différemment l’espace de la classe.
Bien sûr, je vais vous distribuer à chacun du matériel que je vous demanderai de ne pas prêter, bien sûr, bien sûr…
Je remercie vos parents de vous garder, quand ils le peuvent…ils vous connaissent bien et ils vous aiment…et je sais que ceux d’entre vous que je vais accueillir me seront confiés la peur au ventre, avec autant d’amour mais moins de choix… et ma responsabilité envers eux n’en sera que plus saillante.
Mais pourtant, comment respecter ce protocole désincarné qui vient de tomber dans nos boîtes mail et renoncer à tout ce qui fait l’essence et la valeur de mon métier ?
Alors…
Si tu cours vers moi, je t’accueillerai, si tu lis un livre je te laisserai t’y plonger, si tu prêtes ton crayon à ton voisin, fût-il à 1 m de toi, je fermerai les yeux et si tu viens me souffler un secret je t’écouterai…Sinon, je m’étiolerai à te regarder perdre ton humanité et la mienne avec.

Lettre aux parents d’élèves
Rennes, le 2 mai 2020
Chers parents,
Ma fenêtre est ouverte, les oiseaux me retiennent dehors, sous le ciel lourd et gris d’aujourd’hui, je passe de longues minutes, comme depuis le début du confinement, à vous imaginer, vous, et vos enfants, mes petits élèves, chez vous, sous les toits que je vois depuis chez moi.
Depuis sept semaines je ne vois de vous que le toit de vos immeubles, de vos maisons, les arbres du quartier, les antennes de télé. Je me demande ce que regardent les enfants, à quoi rêvent-ils, quelles sont leurs craintes, qui les consolent ? Je pense à certains d’entre eux plus souvent qu’à d’autres, je leur envoie quelques messages, je me filme, je fais « classe », via mon écran d’ordinateur. J’ai fouillé dans toute la maison, à la cave, ai cherché la moindre broutille qui pourrait me « servir » à imaginer, à bricoler une autre façon de travailler. Les bouts de ficelle sont nécessaires, même virtuels.
Aujourd’hui j’ai hésité à ranger ma caisse de bouts de ficelle. Elle contient les albums que j’ai enregistrés pour vous les envoyer, les petites cartes fabriquées pour apprendre à compter, face caméra, les voyelles, les consonnes, la mascotte, des petits pois, des coquillages, des livres sur le chant des oiseaux, des imagiers, les prénoms de vos enfants découpés en syllabes, le petit tableau blanc chipé à ma fille, des feutres et des aimants, des bandes de papier, quelques crayons, et plein de petites choses comme autant de trésors à partager, à travers un écran.
Chers parents, j’ai eu tellement de mal au début du confinement à m’imaginer parler à vos enfants, les inciter à jouer, à dessiner, à inventer toujours, de si loin, et si seule.
Comment passer du groupe, de toutes ses interactions suscitant la curiosité de chacun, à la solitude soudaine, face écran ? Comment continuer à faire semblant d’être ensemble, car en maternelle, nous sommes bien d’accord, c’est de vivre ensemble qu’il s’agit.
Nous avons essayé, tâtonné, tentant de concilier la « continuité » de l’école et nos vies familiales confinées. Ensemble. Merci, chers parents, pour votre aide, vos petits mots, ceux des enfants, grâce à vous le lien a été maintenu, même avec ceux que l’on croyait perdus.
Aujourd’hui alors que nous sommes si proches des retrouvailles, les questions me font vaciller.
Aujourd’hui je ne sais plus, je n’arrive pas à me décider. Faut-il que je sois heureuse de retrouver les enfants, ou faut-il que je vous dise combien j’en ai peur ?
Je me documente, j’écoute, je fais confiance, et puis je perds pied. Les informations se contredisent, les recommandations aussi. Alors que devons-nous faire ? Que dois-je faire ?
Puis-je vous dire que vos enfants sont les bienvenus, que la classe qu’ils ont connue ne sera plus, mais sera réaménagée, et que la nouvelle classe leur permettra de passer de belles journées ? Puis-je vous dire qu’on me demande d’espacer vos enfants d’un bon mètre, de leur confier du matériel strictement personnel, que les jeux qu’ils ont l’habitude de manipuler seront rangés, ainsi que les livres, qu’ils ne pourront se déplacer qu’en suivant un chemin approprié, et certainement pas pour aller jouer, non, puisque les jeux vous dis-je, seront rangés.
Puis-je vous dire que les récréations seront minutées, très serrées, puisque les groupes (de dix enfants) ne devront pas se croiser, que dans la cour les ballons seront prohibés, ainsi que les vélos, toboggans, bacs à sable. Il me faudra être particulièrement vigilante à ce qu’ils ne se retrouvent pas à trois ou quatre accroupis autour d’un escargot, commentant à qui mieux mieux son lent cheminement, au rythme des enfants qui parfois encore savent être si patients…
Puis-je vous dire, chers parents, que je ne pourrai plus les emmener danser, qu’il va falloir que j’imagine autre chose pour les faire bouger, vos petits, peut-être quelques cerceaux bien espacés dans la classe, chacun le sien, à l’intérieur duquel nous pourrions imaginer en fermant les yeux comment bouge encore le corps d’un enfant de quatre ans.
Puis-je vous dire que nous ne jardinerons pas, pas plus que nous ne pâtisserons. Dans les pots de peinture un seul pinceau par enfant, les ciseaux aussi devront être personnels, il faudrait que j’achète une petite boîte pour chacun, que je trouve un endroit où ranger mes vingt-cinq petites boîtes, que je les imagine drôles, attirantes, pleines d’idées joyeuses pour rendre ces journées possiblement compatibles avec l’enfance de vos enfants, de mes élèves.
Croyez-vous que vos enfants supporteront, après les semaines passées entre les murs de leurs appartements, de rester à leur place la journée durant ? Puis-je vous dire que je ne suis pas certaine de réussir à les « maintenir » ? Puis-je vous dire que je suis certaine d’échouer à faire respecter les soixante-six pages du protocole sanitaire gouvernemental envoyé aux écoles hier ? Puis-je vous dire, chers parents, que cela me fait peur ?
Car il en va de ma responsabilité. Mais surtout car il en va du respect de la nature même de vos enfants, à savoir de jeunes humains qui ont besoin d’échanger, de bouger, de confronter leurs idées, leurs mouvements. A quatre ans, cinq ans, six ans, et bien plus encore, tout se construit en manipulant, en échangeant, en tournant autour de la situation proposée.
Chers parents, je sais que vous rêvez de voir vos enfants libres, enfin. Mais je me pose la question du sens de cette liberté dans le retour à l’école que je vais devoir, que l’on me demande, de leur proposer.
Chers parents, j’aimerais avoir du temps, encore un peu de temps, pour prendre SOIN de vos enfants. Du temps pour voir ce qu’il advient de ce virus dans les semaines, les mois qui viennent, du temps pour organiser une belle rentrée plus respectueuse, plus sereine, mieux pensée, du temps pour effacer la peur. La peur de rendre des enfants, les vôtres, et potentiellement les miens, malades. La peur, moi, de tomber malade. La peur surtout d’agir en complète contradiction avec toutes les valeurs qui m’ont poussée vers ce métier. Je ne m’en sens pas capable. Puis-je vous le dire ?
Je sais que les soignants travaillent, je sais combien certains d’entre vous doivent retourner travailler. « On » demande à l’école de faire office de garderie. Pourquoi pas.
Un protocole a été écrit, de façon à dédouaner les adultes responsables de cette demande de toute responsabilité face aux grandes inconnues sanitaires de la situation.
Mais « on » demande aux enseignants, et donc à moi, de suivre ce protocole, de l’approuver, de le respecter, de le faire respecter, en pleine conscience de l’impossibilité de la chose.
« On » me demande d’agir sans respecter l’intégrité physique de mes petits élèves, de vos enfants.
Alors, chers parents, je doute. J’hésite, chaque jour, à y aller. Ma seule alternative serait de démissionner. J’hésite, vraiment, malgré tout l’amour que je porte à mon métier.
Chers parents, je n’ai pas le droit de vous envoyer cette lettre.
Je vais essayer de trouver un moyen, comme on trouve toujours, de vous la faire parvenir.
Chers parents, prenez soin de vous, de vos enfants, de mes élèves. Merci. Anne

« Paris, le 7 avril 2020
Cher T.,
Je suis toujours loin de toi, et je t’écris comme si un possible revenait quand tout est interdit. Depuis tant d’années, je suis confinée hors de ton cœur. A cette époque, qui pourtant ne s’est terminée qu’il y a 22 jours et nous semble déjà un autre temps, j’étais déjà enfermée loin de tes pensées et je respectais une distance de sécurité avec ton corps. Souvent d’une trois centaines de kilomètres, une fois elle s’était réduite au mètre, que nous ne savions pas alors devoir devenir un jour l’étalon de nos relations sociales.
T’en souviens-tu ? A Paris, un beau samedi de février, il y a déjà quelques années, tu sortais par la porte de droite d’un auditorium où tu avais animé une rencontre autour d’un grand poète palestinien. Et moi, – m’as-tu vu ? -, au même moment, en retard à force de ne pas oser te croiser, j’y entrais par la porte de gauche. Par chance tes yeux étaient occupés à écrire un message sur ton téléphone, et je n’eus pas à subir le regard courroucé, que tu m’aurais peut-être jeté, de me voir ainsi quasiment pénétrer ton intimité.
Depuis, ce rendez-vous manqué, je n’avais pas eu le courage d’aller à cette autre conférence organisée l’année suivante. J’aurais pourtant aimé depuis la salle te voir animer ces échanges entre poètes et écrivains, mais aurais-je supporté que ton visage change d’expression en s’arrêtant sur mes cheveux roux au milieu des autres, justes châtains, blancs ou inexistants. Et puis après, qu’aurais-je fait parmi la foule joyeuse, qui un verre à la main, cherchait à se rapprocher des invités pour poursuivre le débat, ou juste être proche de ceux, quelques minutes plus tôt dans la lumière.
Comment aurais-je pu m’approcher de toi, occupé à toutes ces relations publiques et dont le regard noir, m’aurait peut-être maintenu à distance. Je m’étais imaginée arrivant dans ton dos, me frayant un passage jusqu’à pouvoir te toucher sans que tu me voies. De ma main. Mais où la poser pour que tu sentes la présence forte et amicale qui t’aurait fait retourner, quitter la discussion animée que tu entretenais. Il m’aurait fallu alors une large paume, une forte et joyeuse conviction, j’en étais dépourvues ce soir-là. Et puis tout ce monde qui t’entourait, nous n’avions jamais été ensemble en société, tu le sais. Nous n’étions qu’une relation déjà confinée, à nos mails, nos téléphones et aux quelques chambres qui nous avaient accueillies. Je n’existais pour toi que dans ce secret, cachée.
Aurais-tu su maîtriser la surprise, ou peut-être le trouble provoqué par mon apparition ? Ou aurais-tu réussi à m’ignorer ? Je ne t’avais pas imaginé en tout cas m’accueillir et entamer avec moi une discussion autour de ces poèmes, ce qui t’y touchait. Je ne t’avais pas vu t’exclure du monde et ce soir-là revenir dans la bulle avec moi.
Je sais que tu as connu d’autre confinements amoureux après moi, je ne connais pas le dernier qui sûrement occupe encore ton cœur sentimental. Et je ne sais pas non plus imaginer dans quel espace est enfermé ton corps aujourd’hui. Avec ton fils, ton amoureuse du moment ? Comment sont les murs qui t’entourent ? Frôles-tu d’autres êtres humains, peux-tu encore voir ta maman ? Ou alors as-tu enfin atteint la grande solitude qui semblait t’attirer, mais aussi t’effrayer quand tu m’en parlais ? La solitude, comme celle de cette amie plasticienne, souvent plusieurs jours sans sortir, toute à son travail mais aussi seule à ses angoisses. La solitude, pour écrire enfin à la table, le matin, loin des autres, des obligations de l’extérieur et de leurs messages pressants. Et puis l’après-midi, le soir et la nuit. As-tu retrouvé comme moi cette vie d’éternel enfant unique dont sans en parler nous savions dès notre rencontre adolescente partager le souvenir ?
Cher T. où es-tu dans ton monde ?
Cher T., je t’ai déjà écrit en 2020, après toutes ces années où j’avais cessé. Cessé de t’envoyer une photo, une carte postale, de te renvoyer à l’identique le mail du jour de l’année où nous nous aimions. Cessé, enfin, avais-tu sans doute pensé, de t’envoyer un roman t’invitant à prendre le train, même si je n’avais pas eu le courage, ou la folie, de t’attendre sur le quai de la gare de Lisboa.
J’avais arrêté d’attendre des réponses qui ne venaient pas, même si à en croire le premier texte que tu m’avais donné, celui de Savitzkaya1, il ne fallait jamais cesser d’écrire. La Femme, elle, avait écrit douze années durant des milliers lettres sans réponse, elle n’avait jamais cessé, pourtant l’Autiste, un jour, avait pris le train pour venir la voir.
Je n’ai pas écrit une lettre par jour, ces milliers de lettres que tu attendais peut-être, tous ces mots de la Femme qui résonnaient dans le silence de l’Autiste. J’ai retenu mes mots, je les ai gardés. Quand ils devenaient trop lourds dans mon ventre, je les posais dans un cahier, puis dans un autre. Ils ruminaient ton silence, exhalaient nos paroles d’avant et s’envolaient parfois te retrouver dans un rêve du matin où tu te retournais pour me saluer. Ils se perdaient aussi dans les salles obscures, devant un tableau, ou à la suite des pas d’un danseur.
Un jour de janvier de cette année, dont nous ignorions encore l’étrangeté, j’ai cousu quelques pages de rouge et je te les ai pourtant envoyées.
Tu les as sans doute reçues, mais toi qui découvres ces lignes aujourd’hui, les as-tu lues ?
T’y es-tu lu ? T’y es-tu vu ? T’es-tu vu au bord du tourbillon des mots, tout au bord, retenu, comme à ton habitude.
Ou mes mots se sont-ils encore écrasés contre un mur de silence ?
Pourtant à quoi bon se taire encore alors que le monde s’est éteint. Nous sommes encore plus loin, les kilomètres étirés à jamais, les trains condensés contre les butoirs, tout au fond des quais, derrière les barrières montées par les Etats bien intentionnés.
Il ne reste de nos corps empêchés que ces voix, ses mots qui se forment sur nos lèvres, sous nos doigts solitaires et qui eux continuent de se jouer des distances.
Alors je t’écris, peut-être me liras-tu. S.
1 « La Femme et l’Autiste » d’Eugène Savitzkaya, Editions Le Fram »
Prenez bien soin de vous tous et merci encore pour votre présence sur les ondes !

En fantomatique apparence, la douleur m’agresse tels des sables mouvants
qui m’aspirent et m’engloutissent au fond d’un lit aux draps devenus étouffants.
Adoptant sur mon corps en repos, comme terrain propice à sa percée lancinante
une blessure ouverte par une récente lutte, elle l’investit en avancée triomphante.
L’agression s’amplifie, devient plus aiguë, tire à elle toutes les fibres nerveuses, s’approprie mon cerveau, en détruit la pensée et s’impose unique envahisseuse.
Surgissant d’abord d’un point repérable contre lequel je mobilise ma résistance
elle s’irradie en brûlure conquérante dont je ne cerne plus le foyer de souffrance.
Certaine que la solitude nocturne me retire la moindre parcelle de pudeur
elle pousse à me plaindre, à geindre, à supplier, me dépouillant de tout honneur.
Elle m’avilit jusqu’à la perte de ma dignité, ne concédant en dérisoire déni
que mes yeux clos, mon corps prostré et mes gémissements de l’animal à l’agonie.
Elle orchestre bientôt mes halètements de vaincu, hymne ignoble à sa victoire
en rythme aussi désespéré que les intonations syncopées d’un chant incantatoire.
Elle avale enfin, dans un monstrueux maelström, mon corps et mon esprit
au fond de l’abîme obsessionnel ou rien n’existe qu’elle et l’inhumain du cri.
Jean-Louis

Quatre mètres carrés
Un mètre à cultiver
Y mettre des livres
Un mètre à cultiver
Y mettre des vivres
Deux mètres pour glander
Je me sens revivre
Ça fait quatre mètres carrés !

Non je ne suis pas auteur au sens d’être publiée.
Oui, j’écris tous les jours, seule ou en complicité, comme un oxygène, comme un pouvoir à partager.
J’ai l’envie, le souhait, le désir si fort, de dire la folie qui nous est imposée dans cette séparation arbitraire entre nous et nos vieux.
J’ai envie de le crier, non on ne peut pas se parler de l’autre côté de la vitre.
Les lettres d’intérieur font entendre des voix qui me captivent. Je vous propose ma lettre d’intérieur.
Mamounette,
nous sommes venus te voir, de l’autre côté de la vitre. Depuis un mois et demi la porte de ta maison de retraite est fermée. Nous pouvons te téléphoner, mais tu entends si mal maintenant, que nous ne savons pas si ces minutes volées à la séparation parviennent à t’aider.
Dans les petits moments de visioconférence, tu nous regardes avec un tel air d’étrangeté comme si nous n’étions pas tes enfants ou alors de bien trop loin.
Lettres, emails, cartes postales, dessins de tes petits et arrière-petits-enfants, nous usons de tous les moyens pour te dire combien notre pensée est avec toi.
Ta jeunesse tu l’as vécue dans l’angoisse de la Seconde Guerre, ta grande vieillesse tu la vis dans l’enfermement de l’EHPAD. Le seul mode de visite accordé, c’est de l’autre côté de la vitre. Toi dans la salle de séjour, nous dans la rue. Un mois et demi sans te voir, sans tenir ta main. Tu as été malade. Tu as été soignée.
Je t’ai regardée si transformée, après ces semaines de séparation. Tes yeux sont devenus plus bleus dans ton visage amaigri. Du bout de tes pantoufles, tes minuscules pas faisaient reculer ton fauteuil roulant comme un lent traveling arrière, tu te créais un plan large sur nos visages, moi je vivais ta perte en direct.
A la maison, la vieille chatte miaule parfois d’un seul coup très fort, apparemment sans raison. Nous la prenons dans nos bras, le temps de la rassurer. Elle peut retourner à sa place sur le canapé ou dans une flaque de soleil. Toi, qui peut te prendre dans ses bras ?
Tu as été follement aimée par ton homme prêt à tout pour toi. Quand il est mort il y a cinq ans, on s’est demandé si tu pourrais lui survivre, après soixante-neuf ans de vies si fortement soudées. Marche après marche, tu as ressurgi dans la vie, avec cette incroyable capacité de curiosité dont tu disais que tu espérais bien nous l’avoir léguée.
Mamounette, je t’écris avec des mots de papier pour les attraper au fil de ma pensée. Notre capacité à interroger le monde bien ancré, c’est aussi notre capacité à nous révolter que tu as semée.
Marie
La petite, la dernière de ta nichée.
Je te prends dans mes bras.
Nous allons nous retrouver, je te lirai des fragments de « L’Art de la joie » de Goliarda Sapienza, cette femme qui a dévoré la vie, connu la prison, et clamait dans ses livres, « il ne faut pas laisser la vie détruire le rêve ».

En cette période insensée
Faire de banales courses était
Acte héroïque pour son foyer
Episode à risque pour la communauté.
Proximité soudain devenait subversion
Caresse sinon féline, imagination.

La mort menaçante,
Je me sentais pourtant
Plus vivante que jamais.
Confinée.
Agir pour l’avenir de l’humanité,
Ou plutôt
Accepter de circonscrire sa Liberté.

Le rythme sans fin
De la locomotive des journées
S’était arrêté.
Un nouveau quotidien,
Pour le temps
Une nouvelle unité.

Ouvrir le frigo
Vide.
Ouvrir un espace de Liberté.
Circonscrire offre un terreau
Propice alors à créer.

Contempler
Notre plafond, notre salon, notre balcon, notre existence.
Ranger nos garages, ranger ses pensées
Réparer nos vélos, dégivrer nos frigos.
Dégivrer nos pensées.
Confinés

Le Monde d’après
Nous fait tour à tour frémir ou fantasmer.
Mais la France ne s’est pas arrêtée, elle a ralenti.
Muette, elle pensait autrement
Confinée.

Déplorer l’engouement pour un retour à la normale,
Car hier n’est pas normal.
Hier est à éviter.

Tragique épidémie ou opportunité inouïe,
Perche tendue,
Indice du vivant ?
Confinés !

Je rêve que demain encore on se souvienne
Que nous sommes tout petits.

Pour une petite semaine encore,
Nous sommes collés.
En salle d’étude à domicile.

Confinés,
Copions cent fois
« Demain, je continuerai à agir pour l’avenir de l’humanité. »

Ninon

La santé est une couronne, dit-on, Qui orne la tête de l’homme bien portant. Et sa vraie valeur, bien la connaissant, Que les gens malades depuis longtemps. Etant en bonne santé, On prend tout à la légère. Veillées, nuits blanches à l’étoilée, Usure et errance amère. Ivresse et tabacs variés, La conséquence n’est que misère. A chaque fois que survient la souffrance, Le corps est dans tous ses états. La fièvre provoque une effervescence Et la chair s’évapore tel un frimas. Tes os se brisent en abondance, Quand aux entrailles, ne raconte pas. Malheur si du lit tu deviens locataire, Ta pauvre carcasse y sera meurtrie. Tu sentiras fondre toute ta chaire, Tel Job et ses épreuves en série. Saisi d’angoisse, tu ne peux rien faire, Et ton corps sera amoindri. Si tu venais à être hospitalisé, Dis-toi que ton état est sérieux. D’un service à l’autre, tu seras traîné, Tu vivras dans l’attente du jour odieux. Ce qui te rongera le plus, est l’anxiété, Le sort de ton futur sera vraiment curieux. Des râles, des soupirs et des hurlements te seront des bruits quotidiens. Des odeurs, oh ! Que c’est répugnant ! On dirait des excréments de chiens, Ordures, médications et vomissements, Dur de résister, j’en conviens. Si l’opération te parait inévitable, Prie et repens-toi au seigneur. C’est à vrai dire, une mort inexorable, A moins que pour le glas ce n’est encore l’heure, Une fois réanimé et que tout est stable, Tu t’éloigneras de leur manque de rigueur. Une fois subi cette expérience, Tu verras le mérite de la santé. Tes insouciances et tes négligences, Tu les maudiras à jamais. Dès que tu prôneras la vigilance, Ça sera trop tard d’y remédier. La santé et ses limites La santé atteint ses limites La maladie en profite Pour aggraver les dégâts. Faisant du corps son gîte, Le détruit et l’irrite, Combien de plaies elle prévoit ! Le mal, qui, dans le corps, progresse, Propage ses racines et prospère. Il change de place en vitesse Et laboure à tort et à travers. Durant la nuit, il t’oppresse Et il te fait voir toutes les misères. Le mal s’enfonce et lacère, Il est le pire des tourments. Même son nom est amer, Il est réputé pour ses inconvénients. Il te fera courir les artères, Le corps peine d’exténuation. Le remède du mal est la médication ; A cet effet, nombreuses sont nos quêtes. Nous avons juré d’arrêter sa progression A l’unanimité pour sa conquête. Sachant que son rôle est déterminant, L’heure est proche pour sa défaite. Si cela s’avère inefficace, il est sauvé ; Nous allons chercher d’autres artifices. Nous le prendrons en aparté Et adviennent ses vilains caprices. Nous le châtierons à volonté, C’est là notre vengeance consolatrice. Parfois, on le voit se dérober, Rampant, tel un cours d’eau. Sournoisement, il décide de dévier Pour détruire ce qui reste à nouveau. Lui, cet habitué d’horribles faits, Considérant le mal, un plaisir qu’il faut. Le mal a été bien franc Puisqu’il a détruit le corps. Il n’a épargné ni cœur ni poumons, Laissant derrière un triste sort. Vous l’avez deviné, par son émargement, Il vient de signer pour la mort ! Ahcene

Depuis le 17 mars nous sommes ensemble jour et nuit, du matin au soir et du soir au matin. Après 24 ans de mariage, plus de course effrénée, de déplacement, de weekend de travail.
Mais, malgré l’incertitude du lendemain, nos soucis économiques je souhaitais te dire que ces 7 semaines passées à tes côtés ont été la plus belle parenthèse de ma vie. Je t’aime.

Les « Mamiseules » et les « Papiseuls » « Eh ! La mouette, aurais-tu perdu ton chemin ? lui demande l’aigle des sommets la voyant voler très haut au milieu des pics. – Oh, rassurez-vous grand oiseau ! – Il me semble pourtant que le milieu dans lequel vous évoluez est aquatique. – C’est exact, vous êtes érudit. » De son bec crochu qui taille son minois en deux, notre volatile royal s’adresse de nouveau à la volatile marine : – « Suivez-moi, il y a un lac derrière ce sommet. » Puis, l’observant : – « Je suppose que vous venez d’un de ces grands lacs et que, un peu trop peuplé par les humains de nos jours vous recherchiez un peu plus de tranquillité. – Absolument pas ! Je suis venue à vol d’oiseaux des côtes maritimes. Je suis une mouette marine. J’ai une mission envers les humains. » Tout à coup, l’aigle royal déploie ses grandes ailes qui tremblent un peu et regardant la mouette : – « Vous voulez venir dans nos écrins ? Déjà qu’en été ils sont nombreux à grimper dans nos espaces. – Ne craignez rien grand oiseau, peut-être rencontrerez-vous nos consœurs qui viendront m’aider, mais aucun être humain. – Alors, que faites-vous ici « belle dame » ? Le sommet où nous discutons est plus gros que le plus haut des rochers et vous risquez de tomber. – Je vais vous expliquer noble rapace des montagnes. Les humains, ceux qui aiment tant nous imiter, en volant, sont confinés chez eux. – Ils volent, ils sont confinés, excusez-moi la mouette, vous êtes très bavarde et je ne comprends tous ces mots, je n’ai pas votre langage. – Je vais être simple. Vous, moi, sommes libres. Aucune frontière, aucun mur. Les dangers nous viennent souvent du sol. – C’est souvent vrai, acquiesce l’aigle. – Ils ont dressé des murs, mais aujourd’hui, c’est différent. Un virus, un minuscule microbe prolifère sur tous les continents à travers tous les pays du monde. Mais il n’est pas dans l’air, il est sur eux et sème la terreur partout. Virulent, parfois mortel, il a enfermé tous les habitants de la planète chez eux avec le moins de contact avec les autres membres de leur population. – Ah ?! s’exclame-t ’il. Chacun doit rester dans son terrier ? Heureusement que je ne dois pas subir cette condamnation dans les alpages car c’est en cette saison ici que tout le monde sort après avoir hiberné. Je serais bien dans l’embarras pour me nourrir. – Donc, Grand Aigle, voyez-vous, interdiction de sortir du périmètre qui entoure l’habitation. – Mais vous Mouette, vous n’avez pas d’interdiction puisque vous êtes un oiseau. – Non, mais l’ambiance qui règne me rend triste. Je ne suis pas la seule, mes consœurs aussi. Nous connaissons comme d’autres, les moineaux, des mamiseules et des papiseuls. Plus fragiles, ils sont encore plus confinés que les générations plus jeunes. Et surtout, ils ne peuvent plus aller voir leurs enfants, leurs petits-enfants. Et eux non plus ne peuvent leur rendre visite. – Je comprends ton inquiétude à l’égard des mamiseules et des papiseuls, mais moi je suis un grand solitaire vivant à l’écart sur mon piton rocheux. Bien sûr, je saute le moindre bruit, le moindre mouvement. – Moi, la mouette, j’aime rire, partager, bavarder, alors je m’imagine le mal être des mamies et papis seuls. – Comme je m’informe, ils ont aujourd’hui paraît-il, des objets pour communiquer entre eux. Je les observe lorsque tous ensemble, ils gravissent les chemins de randonnées pour profiter de mon environnement. – Donc du haut des cimes, vous avez scruté les nouvelles technologies terrestres ? » Et, le tutoyant : – « Certes, tu as sans doute raison, on est un peu moins seuls avec les appareils virtuels, mais tout cela ne remplace pas la vraie vie avec l’affection, les cris d’enfants de pleurs ou de joie. Le brouhaha enfantin, vois-tu, est sur silence quand le numérique est éteint. – Alors, que veux-tu faire la mouette ? » lui demande l’aigle qui a hâte de retrouver le silence des cimes. – Les humains, avec ce confinement, doivent remplir une attestation les autorisant à sortir. Cette feuille m’a donné une idée : je tiens donc sous mes ailes un grand tissus blanc, vierge, pour que tous les petits enfants puissent dessiner ou mettre leurs prénoms ou leurs noms dessus. Je vais traverser la France, les montagnes, les océans, les villes, les villages, les campagnes, les autres pays, les autres continents pour rencontrer les enfants et ensuite rendre visite aux papiseuls et aux mamiseules. – Tu n’as donc pas besoin de moi. » la tutoyant aussi. – À vrai dire, non. Mais je voudrais que tu sois mon guide puisque mon voyage débutera dans les hameaux montagneux et j’ignore un peu cette orientation. – Mais, est-ce très sérieux tout cela la Mouette ? – Je ne comprends pas… – Tu risques toi aussi, malgré ce vol en toute liberté répandre partout aussi ce petit virus avec ton grand tissu blanc. – Grand Aigle, tu es un oiseau diurne, un solitaire, mais sois un peu moins cartésien. Il faut aussi de l’imagination, de l’amour pour combattre la maladie. Les mamiseules et les papiseuls sont plus vulnérables, mais l’ennui peut tuer aussi, même si ce n’est pas contagieux. » Perplexe, mais attentif, le grand rapace écoute cette petite créature blanche minuscule à l’esprit grandiose. – « Mon grand mouchoir blanc représentera mon voyage et lorsque je m’approcherai de leur fenêtre avec mon grand tissu blanc tout coloré ainsi que ceux de mes consœurs, imprimés de signatures, de dessins pour leurs aïeuls, ceux-ci auront la joie de voir la surface du ciel se transformer en une immense cour de récréation. Et puisque tu vas m’accompagner rendre visite aux premiers petits-enfants, tu verras comment je vais procéder. – Vois-tu, dit l’aigle, on dit souvent qu’il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas, alors, une mouette et un aigle qui se rencontrent, ce n’est pas courant. Suis-moi ! Nous allons voler ensemble. » L’aigle déploie ses grandes ailes et plane au-dessus des cimes. Petite mouette bat des ailes et plane à son tour aux côtés de ce grand oiseau majestueux et silencieux qui plonge vers un hameau. Grand rapace lui fait signe, remonte vers un pic, tandis qu’elle déploie au-dessus d’un chalet son grand mouchoir à l’aide de son petit bec jaune. Comme à son habitude, du haut de son perchoir, l’aigle observe le déroulement de sa mission à laquelle il participe lui aussi sans regret. Peu à peu, lui aussi, le solitaire se sent concerné par cet élan de solidarité. Les enfants du chalet où s’est posée Mademoiselle la Mouette et son grand mouchoir l’ont d’abord pris pour un cerf-volant. Ils essaient de l’attraper. Mais, habilement, elle le replie vers elle, puis essaie, avec sa gouaille rieuse, de leur passer un petit message. Comme par enchantement, les enfants ont compris et jettent de loin, des traits de peinture avec leurs noms et des dessins sans toucher le grand tissu blanc avec leurs mains. D’autres, au courant des gestes qui protègent ont mis des gants pour imprégner de plus près le drap blanc de leur écriture. Quel dévouement, pense notre grand solitaire, quand tout à coup, il voit d’autres collègues tracer le chemin des autres compagnes de la mouette. Bientôt, l’aigle et ses compères vont, avec un pincement, dire aurevoir à la farandole rieuse aux tissus chatoyants. – « Ne sois pas triste, Grand solitaire, je vais t’offrir une mission même si tu restes aux confins de ton domaine montagnard. – Ah ! Tu ne m’oublieras pas ? – Non ! Bien que tu aimes la solitude, je sais que dans ton cœur, comme dans celui de chaque être vivant, il y a de l’amour. C’est grâce à toi que j’ai mis plus de précautions pour faire signer les enfants sans contaminer les mamiseules et les papiseuls. Alors, écoute-moi, « lui dit la mouette », lorsque mes consœurs auront terminé de faire jouer les enfants aux peintres impressionnistes, nous lâcherons nos grandes toiles vers les sommets de tes montagnes. Toi et tes frères vous les attraperez comme vous le faites pour vos proies avec vos serres. Et vous répandrez tout là-haut sur nos tissus l’écho des cris enfantins. » Ainsi, à travers un fabuleux voyage résonne une grande ronde enfantine mondiale pour les papiseuls et les mamiseules. Les larmes de leurs yeux qui coulaient dans les sillons de leurs visages se sont taries et leurs regards comme des diamants brillent au firmament. FIN