Merci pour ce très bel instant quotidien que nous offrent les lettres d'intérieur depuis le début du confinement. C'est une jolie manière de prendre de la hauteur dans ces temps difficiles.

Je suis médecin dans un EHPAD et vous confie la lettre d'intérieur que j'ai eu envie d'écrire à la suite de l'écoute de toutes les autres.

" Quelque part en Bretagne, le 12 mai 2020 ;

A mon EHPAD, mes résidents, et l'équipe de soignants qui y travaille
Je dis "mon", je dis " mes"... Quel orgueil, quelle prétention ! ! A vrai dire, je n'ai pas vraiment réfléchi. En pensant à vous, l'expression m'est venue comme cela. L'article est possessif, oui, mais il est aussi la marque du personnel, du familier, voire de l'affection. Je dis "mon" car de cet établissement, des gens qui y vivent et de ceux qui y travaillent, je me sens responsable, et j'y suis attachée. Je dis "mon" parce qu'ils sont devenus mon intime, ma famille, quand ma vraie famille m'a été empechée, éloignée, et que je n'avais qu'eux, tous les jours.
Quelle drôle de famille nous formons, tous enfermés là. Tous dans le même bateau, sans nous être choisis mais pourtant pas si mécontents d'y être. Dans cette famille il y a les parents. Nous, nous avons deux mamans. Maman la cadre, qui porte bien son nom; qui cadre, qui rassure, qui protège. Et puis Maman la débrouille, qui trouve toujours des solutions, qui sourit, qui fait du lien, qui nous rassemble. Dans cette famille nous sommes aussi de nombreux frères et soeurs. Chacun son rôle, chacun son caractère, ses points forts et ses points faibles. On s'appuie les uns sur les autres, on se répartit les tâches, à sa juste place et dans le respect de chacun. Oh bien sur ça n'est pas toujours si simple, on s'agace, on se dispute, mais au fond, on forme une belle équipe. On se sert les coudes, on a peur ensemble et on rit ensemble.
Et puis nous avons des enfants, tellement d'enfants. Des enfants qui n'ont d'enfant que le statut fictif qui leur a été assigné depuis que l'âge et la vie les ont affaiblis. Ces très vieux enfants le sont redevenus parce qu'ils ont besoin qu'on prenne soin d'eux, qu'on les accompagne. C'est ainsi qu'ils nous ont été confiés. Les adultes savent faire eux. Ils n'ont besoin de personne, ils sont autonomes. Ah l'autonomie, le nerf de la guerre... Suzanne, René, Jacqueline, et tous ceux que je ne peux nommer car la liste serait bien trop longue, ne m'en voulez pas pour cette métaphore maladroite. L'enfance recèle bien des trésors et d'autres aspects que cette apparente régression. Elle véhicule tellement de tendresse.
Lorsque j'entends Léa, Evan, Yolaine et les autres vous appeler doucement par votre prénom et vous demander si vous avez mal ; lorsque je les vois vous prendre la main et vous faire la toilette avec une infinie délicatesse ; lorsque je les sens inquiets de vous savoir malades ou tristes quand vous l'êtes aussi; alors je me retrouve petite fille avec ma mère. Je l'entends m'appeler par mon surnom; je la vois me prendre dans ses bras la nuit; je la sens pleine d'amour pour moi. Colette, Jean-Paul et Liliane,... Il y a dans ces gestes et dans ces mots à votre attention, et qui ne sont censés être "que leur travail"; il y a la toute la bienveillance dont ils et elles sont capables. Nous vous la devons. A vous qui avez eu notre âge à une toute autre époque, et qui avez maintenant parfois le triple du mien. Qu'avez vous traversé pour arriver jusqu'à nous ? A vous que je vois souriants et fiers sur les photos en noir et blanc qui ornent les murs de votre chambre en souvenir de ce temps où vous étiez jeunes, libres et beaux. Vous n'êtes plus tout à fait jeunes, peut être un peu moins libres mais vous n'avez rien perdu de votre superbe. En témoignent les yeux claires de Marie-Louise, la tresse d'argent de Raymonde, la peau fine et délicate d'Emilienne. Nous vous devons cette bienveillance, par égard à ce que vous êtes, et à ce que vous représentez de l'Homme.
Ne nous leurrons pas. Dans ces temps chahutés chacun a pris conscience du besoin de l'autre, de notre interdépendance. La dépendance. Je dépens de la caissière pour faire mes courses, du facteur pour recevoir mon courrier, de l'éboueur pour relever mes poubelles. Mais aussi du journaliste pour m'informer, de l'humoriste pour rire, de l'écrivain pour m'évader. La liste s'allonge, on n'en verrait pas le bout...
Vous autres dehors, ne vous croyez pas si éloignés du bateau, ne vous sentez pas si solides et indépendants. La dépendance n'est pas un vilain mot, ce n'est pas une carence ni une faiblesse. C'est ce qui nous permet de nous rassembler, de faire corps. La dépendance nous rapproche et nous rappelle que nous ne sommes rien seuls et que nous faisons partie d'une seule et même entité qui porte un nom : l'Humanité. Prenons soins d'elle et de nos très vieux enfants. Ils le méritent tant." Dr Sophie RM