Monsieur le médiateur de Radio France,

Depuis la rentrée 2017, France Culture tourne le dos à l'économie, ou tout du moins à une partie de l'économie. Désormais, votre radio recrute ses intervenants en matière d'économie presqu'exclusivement dans les rangs suivants : économistes dits « atterrés », journalistes d'Alternatives Économiques, économistes qui se revendiquent d'une approche « hétérodoxe », membres de l'organisation Attac, experts économiques de l'OFCE, ou encore spécialistes d'autres sciences humaines contempteurs de l'économie. Effacement des économistes dits « orthodoxes » ou « mainstreams » donc, raréfaction des relais de ce qui se publie dans les revues scientifiques internationales à comité de lecture, disparition de véhicules entre la recherche en science économique qui alimente ces revues et vos auditeurs. Il ne s'agit pas ici d'entrer dans des querelles de chapelle et de prendre parti entre ce qu'on aurait tôt fait d'appeler deux camps ennemis ; j'utilise le distinguo orthodoxe / hétérodoxe pour aller vite et sans volonté de polémiquer. Mon propos est plutôt de vous interpeler au sujet de la disparition sur France Culture de tout un pan de la production intellectuelle en sciences sociales.

Avant d'aller plus loin, permettez-moi d'étayer ce constat afin de prévenir une réponse trop rapide à mon interpellation. Jusqu'à l'été 2017, l'émission hebdomadaire « L'économie en questions » de Dominique Rousset permettait à des intervenants comme Philippe Martin ou David Thesmar de faire entendre la recherche économique qui se publie dans ces revues scientifiques internationales. Cette émission a été supprimée à la rentrée 2017. Vos auditeurs doivent dorénavant se tourner vers « Entendez-vous l'éco ? » de Maylis Besserie pour écouter une émission consacrée « à l'économie et au social » – formule qui indique déjà que l'émission s'intéresse à l'économie en tant que sphère d'activité et non à l'économie comme science sociale. Je passe outre le message subliminal désagréablement véhiculé par la série de cette semaine portant sur « les grandes escroqueries » – non, l'économie, ce n'est pas le vol ! Mais il faut bien constater que les intervenants d'« Entendez-vous l'éco ? » sont principalement des historiens, des sociologues, des anthropologues (comme Paul Jorion, par exemple, peu amène à l'égard des économistes et récemment invité à l'émission) et, parfois, des économistes qui bien souvent se veulent les détracteurs d'une pensée unique – supposée ou pas, d'ailleurs. De fait, la principale exception à cette règle a été l'intervention de Philippe Aghion dans l'émission du 13 septembre 2017. Émission qui provoque un certain malaise, puisque Maylis Besserie, manifestement peu au fait des développements de la science économique, y fait intervenir Philippe Aghion comme commentateur de citations d'autres économistes et non en tant qu'acteur des avancées des théories de la croissance.

Comment comprendre ce rétrécissement du discours économique sur France Culture ? S'agit-il d'un choix, d'une action délibérée ? Il est difficile de ne pas penser au livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg sur « Le négationnisme économique », et à la manière plutôt réservée dont France Culture avait accueilli le propos des auteurs – c'est un euphémisme, particulièrement en ce qui concerne l'émission « La Suite dans les idées » du 10 septembre 2016. Pour répondre à ces questions, il faudrait sans doute analyser les « champs de pouvoir » internes à France Culture, le rôle de différents acteurs et leur influence sur le contenu des émissions. Je remarque par exemple que Guillaume Erner, animateur des prestigieux « Matins », sociologue de formation, ne manque jamais de marquer une certaine distance vis-à-vis de la science économique. Autre illustration : Sylvain Bourmeau, toujours très sévère pour l'économie dans « La Suite dans les idées », est de plus en plus présent sur vos ondes (son émission passe par exemple de 30 minutes à 45 minutes à la rentrée 2017). Évolution des contenus en réponse à une demande de vos auditeurs ? Là aussi, il serait utile d'apporter des explications. Dans le « Rendez-vous du médiateur » hebdomadaire, vous évoquiez récemment des plaintes d'auditeurs s'agissant de la trop grande place accordée sur France Culture à l'actualité économique (!). J'en viens donc à supposer un lien entre la disparition de vos ondes d'une frange de la profession économique et une course à l'audience qui exigerait, notamment, de ménager les sensibilités idéologiques d'une partie des auditeurs. Enfin, je n'exclus pas non plus l'hypothèse d'une insuffisance de l'offre : bien des économistes (ayant appris à fabriquer des épingles avec Adam Smith !) doivent préférer la fréquentation de leur laboratoire à celle d'un plateau de radio.

Quelles qu'en soient les causes, cette évolution des contenus de France Culture est inquiétante. Elle se traduit par un appauvrissement du discours et par une perte de complexité, c'est-à-dire d'intelligence, du débat économique. Votre radio ne peut pas, ne doit pas ignorer ainsi tout un champ de la production intellectuelle. Depuis le mois d'avril 2017, votre nouvelle signature est « France Culture, l'esprit d'ouverture » ; faites-lui honneur.

Étienne Lalé

La Médiatrice Radio France vous répond
12/10/2017 - 13:19

Le directeur des programmes vous répond :

Cher Monsieur,

 

Je me dois de commencer ce message par un remerciement : nous sommes toujours heureux de découvrir cette qualité d’attention et d’exigence chez nos auditeurs, même si cela vous conduit aujourd’hui à nous faire  des reproches.

 

Comme vous l’indiquez vous-même, il serait un peu vain de passer au tamis l’ensemble de notre programmation pour voir si la balance idéologique de nos émissions penche de tel ou tel côté. C’est souvent en la matière la parabole du verre à moitié vide qui convient : je pourrais sans difficulté vous faire suivre d’autres messages d’auditeurs qui nous font exactement le procès inverse… ce qui est pour nous tout à fait rassurant.

 

Si nos producteurs interviennent à l’antenne avec une part de subjectivité, sachez que l’esprit d’ouverture que nous revendiquons comme image de marque à l’extérieur de nos murs nous entendons bien nous l’appliquer à nous –même, et c’est très régulièrement que nous le rappelons  à nos équipes.

 

Plus spécifiquement en ce qui concerne « Entendez-vous l’éco », l’émission est encore très jeune, à peine plus de 6 semaines d’existence, il est à mon sens bien trop tôt pour tirer des constats définitifs : la production d’une émission de connaissance en rythme quotidien est un défi au long cours pour Maylis Besserie et son équipe. Il est dans tous les cas parfaitement entendu avec elle que l’émission doit faire toute sa place à la science économique en tant que telle et dans toutes ses dimensions, comme elle doit accueillir le discours critique et éclairer les faces de l’économie comme phénomène social.

 

En revanche, je trouve très paradoxal d’estimer qu’en faisant le choix fort d’installer la première émission quotidienne de connaissance sur l’économie, nous aurions en fait le secret désir de nous livrer au négationnisme économique (reconnaissez que l’expression est plus que malheureuse !) tel que dénoncé par  Cahuc et Zylberberg ! Pour une équipe de direction qui a fait ce choix, sachant qu’il pourrait être mal perçu par une partie de nos auditeurs rétifs à tout discours économique, cela est difficilement recevable…

 

Dans les prochaines semaines, nos différentes émissions auront de quoi vous apporter satisfaction, je l’espère sincèrement.

Bien cordialement,