Lettre d’intérieur
Bordeaux, le 3 mai 2020.
Cher Augustin,
Chaque jour confiné, je vous écoute. Je ne vous connais pas. Je suis un homme sauvé par les mots et le sourire. Je suis connu de mon amoureuse. De mes enfants. De ma famille. De mes amis aussi. Des mes collègues malgré le télétravail. Pas de quoi en faire take-over sur les réseaux sociaux. Votre voix m’est devenue familière. Ma promenade quotidienne. La magie de la radio. La voix. C’est tout. Sans artifice.
Une vie confinée. Une sémantique nouvelle : « la vie d’après ». Feus d’artifices. La Finance resserrerait les taux. L’Etat redeviendrait providence. Le consommateur agirait en conscience. Redonnerait ses droits à la Nature. Nous ne détournerions plus le regard face à cette femme et cet homme oubliés sur le trottoir. Radeau médusé de nos égrotrips égo tropismes. Non, c’est promis, Et puis, je prends ma « place dans le trafic ». D’influence. Ce jeu de dupe. Scruter mes pieds. Ralentir le pas. Me presser de freiner des quatre faire. Faire mieux. Faire une place. Faire d’Amour. Faire sourire. Un sourire sauve le monde, le saviez-vous Augustin ?
Comme ce matin. Ma journée confinée débutait avec l’impatience d’un peu de ravitaillement. A quelques pas de chez moi. J’arrive. Je sifflote. Le temps est léger. Il fait presque beau à Bordeaux aujourd’hui. Presque. Devant la supérette. Une file indienne. Longue. Tellement épaisse. Ma ville se soviétise. Ironie de l’Histoire. Des hommes. Des femmes. En attente. Masqués jusqu’au cœur. Leurs yeux sur le bitume. Les mines sont grises. Je croise un regard. Par hasard. Ou peut-être un rendez-vous. La dame courbée attend son tour. Cabas agrippé au bras droit. Un foulard beige encadre sa chevelure blanche. Très fifties. Sa génération. Un masque en tartan recouvre son nez trompette. Seul son regard sombre me perçoit. Sans mot, je lui tends un sourire. Une longue seconde. Un silence. Son visage s’éclaire. Nos prunelles printanières se font face. Le sourire appelle le sourire. C’est heureux.
Evidemment, Augustin, je n’ai sauvé personne. J’ai même tracé ma route. Et pourtant. Pourtant, j’ai regardé l’Autre. Sans le juger. En conscience. Avec cette conscience de la réalité. D’une réalité. De ma réalité. Celle de cette longue fille d’attente d’un premier week-end de début du mois. Sans vacarme télégénique. Avec cette obsession : ne pas tomber malade. Impérieuse nécessité d’une famille monoparentale. Respecter la distance sociale. Difficile pour moi. J’aime les présences. J’ai consulté le temps ralenti. J’ai compulsé cette possibilité de marcher à durée limitée. Cet étau invisible. Avec cette conscience existentielle : pour ma fin de quarantaine, le confinement m’a privé d’un demi-printemps.
Il m’a offert un élan vers un nouvel été. C’est une bonne nouvelle ! Avec cette idée du « temps qui reste ». Celui du temps de réflexion. Du pas de côté. Du « Less is more ». Du mieux-être. Du mieux pour soi, loin « d’avoir des quantités de choses qui donnent envie d’autre choses ». Sans stoïcisme, sans âpreté. En douceur. En bienveillance. Puis, j’ai interprété : la propagation de ce malin virus nous rappelle à l’ordre. Celui des priorités. Des « Dérisions de nous dérisoires ». De ma chance d’être aimé. De chérir. En sécurités. Intérieure. D’abord. Extérieure ensuite. De ma chance d’aimer « toujours les chansons qui parlent d’amour et d’hirondelles ». Je suis un homme aimé. Confiné. Aimant. Et heureux.
Cyril